L'auteure est philosophe, spécialiste des
Lumières, de la Révolution française et des
origines du socialisme. Elle aborde la question avant tout en
connaisseuse pointue de cette période, de son
héritage philosophique et de sa postérité
idéologique. Comme en témoigne le titre de
l'ouvrage, elle se situe clairement en défense des
Lumières, de la rationalité et de l'universalisme,
contre les attaques dont ils sont l'objet. Les Lumières,
les valeurs de liberté et d'égalité qu'elles
portent, ont constitué une référence et un
point d'appui pour la plupart des courants du mouvement ouvrier
et des mouvements d'indépendance nationale, comme pour de
nombreuses luttes féministes ou antiracistes.
Stéphanie Roza s'interroge sur ce qui a pu conduire
certains courants de gauche (« la gauche » étant à
entendre au sens large), à rompre radicalement avec ce qui
constituait ainsi, depuis le XIXe siècle, un
héritage commun et assumé.
À lire les propos et papiers haineux et fortement
relayés de ministres ou d'hebdomadaires comme Marianne ou
Valeurs actuelles contre « la gauche identitaire » et «
l'intersectionnalité », on pourrait croire que seuls les
idéologues et penseurs dominants, particulièrement
de droite et d'extrême droite, défendent
l'universalisme. En lisant le livre de Stéphanie Roza, de
même que quelques autres parus ces dernières
années, on réalise qu'il n'en est rien [2]. Il existe
bien une critique universaliste de l'antiracisme politique ou du
féminisme intersectionnel qui se situe pleinement dans le
camp de l'émancipation. Que les tenants conservateurs et
autres « républicains » de l'universalisme tentent de
s'approprier ou d'instrumentaliser cette critique de gauche
n'enlève rien à sa pertinence, ni à la
nécessité, pour notre camp, de la discuter [3].
Contrairement à certaines analyses conduites à
l'emporte-pièce, méconnaissant ou caricaturant les
textes et courants qu'elles critiquent et de ce fait ratant leur
cible [4], Stéphanie Roza s'appuie sur une connaissance et un
examen précis des auteur·es qu'elle discute. Elle
montre ainsi comment l'opposition historique de la pensée
contre-révolutionnaire aux Lumières, à
l'universalisme, à la rationalité et au
progrès trouve non seulement une continuation dans la
prose d'extrême droite assumée d'un Alain de Benoist
ou moins assumée d'un Jean-Claude Michéa [5], mais
aussi dans les écrits de groupes se situant à
l'extrême gauche comme le collectif Mauvaise Troupe ou
Pièce et Main-d'Œuvre, ou chez certain·es
auteur·es se réclamant de la pensée
décoloniale.
Tandis que le mouvement ouvrier avait repris à son compte
le contenu émancipateur des Lumières et de la
Révolution française tout en en critiquant les
limites (bourgeoises) pour mieux les dépasser, ces
courants prônent, selon les cas, le rejet de la
rationalité, des sciences, l'ancrage exclusif dans
l'affect et l'expérience ici et maintenant, le retour aux
racines ethniques ou religieuses contre la communauté
politique. Stéphanie Roza identifie quelques-uns des
passeurs qui ont favorisé la reprise de positions
conservatrices anti-Lumières par certains secteurs de la
gauche : Nietzsche et Heidegger, mais surtout Foucault dont
l'objectif était d'en finir avec la centralité
(marxiste) du conflit de classes pour lui substituer les
oppressions des marges (minorités sexuelles, fous,
immigrés…).
Dans le sillage de Foucault et de quelques autres, la
pensée post-moderne et la French theory ont réduit
la raison et les Lumières au contexte européen
où elles s'étaient épanouies : il n'y a
ainsi, selon ces courants, plus aucun noyau rationnel
universalisable à récupérer dans la
pensée des Lumières, puisque celle-ci n'est au fond
qu'une pensée régionale parmi d'autres. La
perspective universaliste d'émancipation humaine - le
rejet de l'exploitation, l'émancipation des femmes et des
minorités - disparaît naturellement au profit de
stratégies locales, décoloniales, incommensurables
avec la pensée occidentale. Sans que cela soit
systématiquement le cas, cette ligne argumentative peut
conduire à des positions ouvertement
réactionnaires. Le livre en donne une illustration avec la
défense de l'excision ou du délit de
blasphème et le rejet du sécularisme par
l'universitaire newyorkais Talal Asad. De ce que les guerres
impérialistes ont été conduites au nom de
l'universalisme des droits de l'homme, certains de ces penseurs
en viennent ainsi à entériner de fait l'idée
du « choc des civilisations » de Samuel Huntington : les droits
de l'homme sont bons pour l'Occident… et nuisibles
ailleurs. Idem pour les libertés démocratiques,
l'émancipation des femmes, les droits des
homosexuel·les [6].
Stéphanie Roza rappelle, citations à l'appui,
comment des penseur·ses et militant·es
anticolonialistes, des figures historiques comme Hô Chi
Minh au Vietnam et Nehru en Inde, ont pris explicitement appui
sur l'universalisme et l'héritage des Lumières
pour, tout en les critiquant, conduire leurs luttes
d'indépendance. Elle montre également comment la
dite « décolonisation de la pensée », qui s'en
prend à la rationalité parce qu'occidentale,
s'appuie elle-même sur la critique tout aussi occidentale
de la rationalité par Foucault et ses successeurs. Elle
argumente enfin que la déconstruction des Lumières
et de l'universalisme est une impasse idéologique, qui
conduit au morcellement du camp de l'émancipation
plutôt qu'à la convergence, et qui de ce fait
renonce à l'idée d'émancipation collective.
En rejetant les Lumières, la gauche
s'autodétruit.
À l'instar d'autres auteur·es, Stéphanie
Roza expose ce qui rend compliquée voire impossible la
discussion avec certains des mouvements qui se réclament
de la pensée intersectionnelle ou décoloniale :
quand un argument est susceptible d'être disqualifié
au nom de la race, du genre ou de tout autre « privilège »
de son locuteur, on en vient « à rendre impossible
l'évaluation des positions des uns et des autres à
la seule aune légitime, à savoir, celle de leur
valeur objective (du point de vue de la réalité
qu'elles décrivent), et de leur utilité
concrète (du point de vue des objectifs
d'émancipation qu'elles se fixent). » (p.158).
L'ouvrage critique donc avec force l'anti-universalisme de
certains courants de cette gauche parfois qualifiée, pas
toujours à tort, d'identitaire [7]. Si l'auteure convient que
l'héritage des Lumières doit être
dépassé, enrichi notamment de pensées et
d'expériences sociales et politiques non occidentales,
elle ne pose pas de jalon vers ce dépassement, qui se
situe au-delà de son propos. On peut cependant l'envisager
à partir de la construction d'un dialogue entre courants
révolutionnaires universalistes, marxistes ou libertaires,
rescapés du vieux mouvement ouvrier, et militant·es
décoloniaux, antiracistes politiques et féministes
intersectionnel·les, qui ont émergé depuis
les années 1960 aux Etats-Unis et depuis deux
décennies en France. Comme cela est souligné par
Stéphanie Roza, le dialogue est impossible avec les plus
extrémistes qui rejettent l'idée même de
rationalité partagée, puisqu'elles et ils renoncent
ainsi par avance à la simple possibilité d'un cadre
commun de dispute, pour ne pas parler d'alliances ou de
convergences. Mais il est envisageable avec d'autres, non
enfermé·es dans des stratégies identitaires,
à condition que les courants universalistes s'ouvrent
également à la critique et à
l'enrichissement possible de leurs conceptions [8].
Si on veut avoir une idée de ce que pourrait donner ce
dialogue, c'est du côté du féminisme qu'il
faut aller chercher : une convergence se construit entre
féministes marxistes (théoriciennes de la
reproduction sociale) et militantes de la « troisième
vague » (plutôt axées sur les approches
intersectionnelles), portée par le développement
d'un mouvement féministe de masse à
l'échelle mondiale (grève internationale des femmes
en Argentine reprise en Amérique latine puis en Pologne,
en Italie, aux Etats-Unis…), et faisant émerger une
« quatrième vague » [9]. Sortir des milieux intellectuels et
militants confinés pour ancrer le dialogue dans une
pratique politique « de masse », telle est certainement la voie
à suivre si on veut reconstruire une perspective
sérieuse d'émancipation pour toutes et tous, par
toutes et tous, sous toutes les latitudes.
Le 11 février 2021
Léo Picard
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